jeudi 27 août 2015

Contextualisation ou inculturation ?

Il y en a qui partent loin pendant les vacances, histoire de se dépayser, de "changer d'air" complètement, parfois même de partir à l'aventure. Pour moi, les vacances, c'est plutôt retour aux sources, bain de famille et repos total... sauf pour mes mains, jamais très loin d'une paire d'aiguilles ou d'un bouquin. Ce qui n'empêche pas certaines réflexions de se poursuivre tranquillement, grâce à quelques lectures et au temps laissé libre à l'esprit pour vagabonder. Parmi les thèmes qui me travaillent autant que je les travaille, celui du rapport entre Évangile et culture.

J'ai fureté dans un livre intéressant (quoiqu'un peu disparate) dirigé par Jean Comby : Diffusion et acculturation du Christianisme (XIXe-XXe siècle), paru chez Karthala en 2005. Cet ouvrage regroupe des contributions données dans divers colloques du CREDIC entre 1979 et 1997 (en savoir plus sur le CREDIC ici). La partie qui m'a le plus intéressée est la troisième : "mutations et déplacement des missions aux Églises", à partir de la p.505.

L'article "inculturation et changement socio-culturel, Un débat qui n'est pas clos", de V. Neckebrouck, retrace le débat, côté catholique, entre ceux qui imaginent l'évangélisation des peuples non-occidentaux comme une occidentalisation inéluctable et ceux qui la voient comme une "indigénisation du christianisme". Vatican II a clairement prôné l'ouverture à l'inculturation par la distinction entre les "vérités de la foi" et la façon dont elles sont exprimées (Gaudium et Spes) et l'encouragement au dialogue en conférences épiscopales (régionales-continentales) dans ce processus d'inculturation. Si le principe est posé, la question se pose toujours de "comment faire ?" avec la question subsidiaire : comment être fidèle à la fois à la tradition et à la modernité ?

Marc Spindler évoque lui "l'évolution de la pensée missionnaire protestante (1948-1982)", en particulier le tournant vers une mission "de partout vers partout" et partagée par tous, pas seulement des "spécialistes".

Ensuite, "Le rôle des missions chrétiennes dans la formation des identités nationales" est abordé côté catholique par Claude Prudhomme et côté protestant par Jean-François Zorn. L'un et l'autre abordent les rapports entre missions et colonisation, faits suivant les lieux et les personnes de connivence, d'opportunité ou de tensions, voire d'oppositions, puis des rapports entre missions et construction nationale à l'heure des indépendances. Le point de vue catholique s'arrête dans les années soixante avec le travail de l’Église catholique, en particulier en Afrique pour former des cadres capables de participer à la construction nationale et de l'infléchir pour qu'elle soit fondée sur des principes chrétiens. Le point de vue protestant insiste sur la préoccupation de la sauvegarde de l'identité nationale, en tout cas au XXe siècle, avec l'importance donnée à l'école puis à la formation en général, pour former des cadres capables de combiner culture locale et message de l’Évangile. Dans la deuxième partie du siècle, l'idée de contextualisation prend le relais, pour que le message de l’Évangile soit accessibles à tous et pas seulement aux élites formées. De même, les ambitions se réduisent : non plus créer des "nations chrétiennes" mais des Églises locales dont l'action soit un témoignage en actes, dont le rôle prophétique soit incarné dans des pratiques diaconales innovantes, et dans la responsabilité politique individuelle de ses membres lorsque nécessaire. 

Les articles "contextualisation" et "inculturation" du Dictionnaire oecuménique de missiologie édité par l'AFOM (Association francophone oecuménique de missiologie) chez Cerf, Labor et Fides et Clé sont également très intéressants à mettre en résonance. On y voit que ces deux notions se placent sur la même ellipse dont les deux centres, en tension féconde, sont l'incarnation et la transcendance. Et suivant le positionnement sur l'ellipse, on insistera plutôt sur l'une ou sur l'autre. Les deux démarches insistent sur l'importance d'ancrer, ou au moins de faire résonner le donné biblique et la foi chrétienne dans la vie et l'expérience concrète des gens, et les deux évoquent en même temps le risque de "domestiquer" Dieu et la Bible au point d'en faire des justifications à nos comportements au lieu de se mettre à leur écoute fidèle.

La contextualisation, notion plutôt protestante, marquée par Barth, insistera plus sur la dimension critique des écritures vis-à-vis de nos vies et de nos systèmes. L'inculturation, notion plutôt catholique, marquée par l'idéal éducatif de certains ordres monastiques (dont les Jésuites), insistera plus sur l'ancrage de l’Évangile dans la vie concrète et la compréhension de soi et du monde. Formulé de façon plus concrète, la problématique de ces deux démarches est la suivante : comment rendre le texte biblique et le témoignage des chrétiens assez proches culturellement et assez concrets pour qu’ils parlent aux gens, tout en les gardant assez « autre », assez étranges et assez « étrangers » pour qu’ils gardent leur force d’interpellation, de questionnement, qu’ils continuent à remettre en cause les préjugés, les réflexes culturels et les « on a toujours fait comme ça » qui peuvent être des contre-témoignages.

(c) Peter Williams pour le COE
La contextualisation n'est pas une démarche qui ne concernerait que les "jeunes Églises". Nous en avons bien besoin en Europe aussi. Mais ce qui rend la contextualisation difficile, c’est que pour être menée sérieusement, elle nécessite une approche de plus en plus personnalisée à mesure que le pluralisme progresse. Car ce qui est une forme de témoignage dans mon histoire de vie personnelle peut ne pas être pertinent du tout pour mon voisin. Et m’oblige donc à l’écouter d’abord avant de parler… peut-être même à me taire si je m’aperçois que mes propos pourraient retentir comme un jugement contre lui…Et lui présenter, en une autre occasion, une personne de foi dont l'expérience sera plus proche de la sienne que la mienne.

Le post-modernisme amène à accepter qu’une « culture » donnée est en fait une multitude de sous-cultures qui se croisent, dialoguent entre elles, dans la société et même dans la vie des gens, qui peuvent appartenir à plusieurs groupes portés par des logiques, des narrations, des compréhensions de la vie, une praxis, une histoire et un rapport au monde très différents… et que leur propre expérience les amènera suivant les moments à privilégier les uns ou les autres.

On ne peut plus proposer une culture « intégrée » dans laquelle message de l’Évangile et pratique chrétienne serait proposés comme un blog uniforme, cohérent, une logique dans laquelle il faudrait décider d’entrer en une « conversion » évidente (le changement d’une compréhension de la vie cohérente à une autre, différente mais tout aussi cohérente). Cette proposition peut être pertinente pour certains, mais pas pour la majorité des gens.

Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faille plus proposer la foi chrétienne comme une offre de vie « intégrée » qui cherche la cohérence entre ce que l’on croit, ce que l’on pense, ce que l’on fait et ce que l’on est ; simplement, cette intégration ne sera plus le fait d’un groupe en tant que tel, mais de l’individu, en dialogue avec les autres individus qui l’entourent. La personne n’est pas laissée seule dans ce processus, à moins qu’elle choisisse volontairement de ne pas dialoguer avec d’autres sur autre chose que la pluie et le beau temps... mais ses instances de dialogue en vue de l’élaboration de cohérence seront multiples, et le processus toujours à recommencer. Il en résulte un inconfort (la cohérence de notre vie n'est pas évidente, elle n'est pas forcément "logique"), mais aussi une grande force (souvent ancrée dans la confiance en Dieu qui nous donne notre cohérence ultime, elle est aussi basée sur des convictions et une compréhension de la vie qui correspondent vraiment à notre expérience personnelle, et elle peut évoluer avec nous).

Claire Sixt Gateuille

1 commentaire:

  1. Super article, qui rentre vraiment en résonance avec ma thèse sur la liturgie!

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